17

 

            Peu après la réunion des locataires de la Brèche-aux-Loups, Richard Verdier avait eu un long entretien avec son supérieur hiérarchique, le procureur en personne. Il lui avait exposé la situation sans omettre aucun détail : l’arrogance des dealers qui avaient pris possession de la cité, l’exaspération des résidents, l’urgence d’agir enfin, si on ne voulait pas que cette portion du territoire bascule, comme tant d’autres, dans un no man’s land de désespérance. Au bout du compte, en dépit de toute l’éloquence déployée par Verdier et le commissaire Laroche, seul Sannois, le président de l’Amicale, avait accepté de montrer l’exemple. Son épouse était venue déposer au commissariat sous son nom de jeune fille, Émilie Blavet. Unique témoignage. Le fiasco. Il en fallait bien plus pour coincer la petite pègre qui s’était rendue maîtresse des lieux.

            – Dites-moi franchement votre sentiment, Verdier…

            – Franchement ?

            – Allez-y, je vous écoute…

            – C’est très simple, j’ai honte. Quand je vois le visage de ce type, ce… Sannois, oui, j’ai honte, c’est aussi simple que ça. Il a accepté de placer toute sa confiance en nous, si on le déçoit… Des Sannois, il y en a des milliers, qui encaissent en silence. Le jour où ils se réveilleront, leur colère sera incontrôlable.

            – Alors ?

            – Alors il faut planifier une opération sur la Brèche-aux-Loups. Ce qui suppose des moyens, des moyens assez lourds. Une surveillance musclée dans une première étape, et quand les preuves matérielles seront réunies, on fonce.

            Le procureur s’accorda un moment de réflexion.

            Il n’avait été nommé à ce poste que quelques mois auparavant. La ville de Certigny était un oursin vénéneux que tous ses prédécesseurs s’étaient bien gardés de tripoter au risque de s’y blesser les doigts. Un enjeu hautement surveillé. Une municipalité communiste qui sombrait doucement, mais sûrement. Une survivance de la fameuse ceinture rouge. Un anachronisme. Qu’elle vienne à couler et bien des équilibres politiques départementaux s’en trouveraient modifiés.

            Les hyènes furetaient déjà dans la savane, l’odorat affolé par la pestilence.

            – Bien, allez-y, Verdier, conclut le procureur. Ah, au fait… le portrait de ce petit voyou dans votre bureau, celui qui vous sert de cible dans vos moments de désœuvrement, vous me suivez ? Vous me le faites disparaître, n’est-ce pas ? Ce genre de facéties n’est pas digne d’un magistrat. Les excités de la BAC, passe encore, je comprendrais, mais vous, Verdier… est-ce bien raisonnable ?

            Le substitut fila à travers les couloirs du palais de justice, fou de joie. La trogne du sinistre Boubakar, transpercée de part en part de centaines de coups de fléchettes, lui importait peu. En temps venu, il resterait tout de même à découvrir l’identité du petit malin, parmi tous ses collègues, qui s’était permis de le balancer. Sans doute Magnan, qui avait hérité du secteur de Vadreuil et ne savait donc à quoi occuper ses journées.

            Richard Verdier téléphona au commissaire Laroche pour mettre au point la stratégie à adopter. Une telle opération dépassait de très loin la logistique dont disposait Laroche : la brigade des stupéfiants serait évidemment en première ligne, mais le concours du commissaire, le « régional de l’étape », était indispensable.

            **

 

            Ils se virent le lendemain en compagnie de Phan Hong, le représentant de ladite brigade. Un Vietnamien qui ne dépassait pas le mètre soixante et qui, curieusement, s’exprimait avec un accent marseillais. Les mystères de l’intégration. Phan Hong ne payait pas de mine avec ses petits yeux bridés, ses mains minuscules et sa démarche féline. En apparence inoffensif. Dès le premier contact, Verdier ne s’y laissa pas tromper.

            Les trois hommes se retrouvèrent autour d’un plan de la cité de la Brèche-aux-Loups, qu’ils quadrillèrent en plusieurs secteurs. Préparation toute militaire. Phan Hong n’en était pas à sa première expérience de ce genre et paraissait maîtriser son sujet.

            – C’est comme le ténia : si on veut réellement éradiquer, il faut éliminer la tête du réseau, avec toutes les preuves matérielles, sinon, ça repousse. Il faut cinquante personnels en permanence autour de la cité, jour et nuit, et ce pendant au moins trois semaines… Cinquante, avec les congés et les repos, en fait, ça veut dire beaucoup plus, précisa-t-il. C’est une opération très très coûteuse. On n’a donc pas le droit à l’erreur. Plus le matériel, les voitures, les écoutes…

            Il était hors de question d’investir la cité et d’y installer des policiers, même en civil. Le moindre promeneur étranger aurait aussitôt attiré l’attention, même en tenant en laisse un innocent toutou. La seule solution : une surveillance implacable, à distance, le relevé des voitures qui entraient et sortaient, avec l’objectif, au moment voulu, de coincer les clients la main dans le sac, face à face avec les dealers, à l’occasion d’une importante transaction.

            Phan Hong demanda à Laroche où il pourrait installer ses guetteurs équipés de jumelles à infrarouge, la nuit, période de pleine activité pour les dealers.

            – La zone commerciale. Elle borde la cité, proposa Laroche. Les entrepôts Leroy-Merlin, Midas et compagnie…

            Des bâtiments d’à peine trois étages, qui ne permettraient d’observer les immeubles de la Brèche-aux-Loups qu’en contre-plongée et encore, sous un angle défavorable, d’après le plan. De plus, l’incursion des guetteurs intriguerait fatalement les employés. Le bouche à oreille ou le téléphone arabe risquait de poser des problèmes. Ce n’était pas une situation idéale. À éliminer.

            – Il y a un grand chantier à proximité, côté ouest, à huit cents mètres, fit remarquer Verdier en pointant l’index sur la carte. La municipalité construit une tour de bureaux en zone franchisée… Le maire espère attirer un peu d’emplois tertiaires. Ce qui est loin d’être gagné.

            La carcasse de béton et de ferraille se dressait déjà sur douze niveaux et, au total, une vingtaine étaient prévus.

            – Ça, c’est mieux, acquiesça Phan Hong. Huit cents mètres, ça baigne. Les jumelles portent bien. Bon, récapitulons… Le chantier, OK ! Et à la sortie sud de la cité, une station-service ; on peut y poster des gars sans trop de risques, histoire de bien baliser le trafic. Et au nord… rien ?

            – Si ! Le parc de la Ferrière. Désert la nuit, précisa Verdier. Un club de passionnés d’astronomie y organise fréquemment des séances d’observation quand le ciel n’est pas trop plombé par la pollution. Il y a un monticule qui offre une vue très dégagée sur la cité. De là, on aperçoit très bien les immeubles de la Brèche. Six cents mètres à peine.

            – Des putes dans le parc ?

            – Non ! Enfin, pas jusqu’à présent, Dieu merci, répondit Laroche en levant les yeux au ciel.

            Boubakar, en fin stratège, lui avait épargné ce tourment. Il préférait exercer son bizness loin de l’endroit où il avait installé ses pénates.

            – Dommage ! On aurait pu planquer dans une camionnette… un petit camping-car tranquille, rien de plus discret, reprit Phan Hong, déçu. J’ai déjà fait le coup ailleurs. Bon, tant pis, on se débrouillera avec ce qu’on a. Monsieur le substitut, raisonnablement, on peut commencer dans une quinzaine, le temps de regrouper les effectifs et de procéder aux premiers repérages…

            **

 

            En faisant sa tournée habituelle à travers les avenues de la ville, le 26 septembre, Laroche faillit bien emboutir une fourgonnette 4L antédiluvienne qui le précédait sur le boulevard Jacques-Duclos. Au numéro 78, un grand panneau installé par la principale agence immobilière de la ville indiquait que la pizzeria des Lakdaoui était mise en vente, ainsi que l’immeuble attenant. Sidéré, le commissaire écrasa la pédale de frein juste à temps, pilant à deux centimètres à peine du pare-chocs d’un plombier en vadrouille.

 

Ils Sont Votre épouvante Et Vous êtes Leur Crainte: Roman Noir
titlepage.xhtml
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_000.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_001.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_002.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_003.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_004.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_005.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_006.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_007.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_008.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_009.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_010.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_011.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_012.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_013.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_014.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_015.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_016.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_017.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_018.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_019.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_020.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_021.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_022.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_023.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_024.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_025.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_026.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_027.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_028.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_029.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_030.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_031.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_032.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_033.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_034.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_035.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_036.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_037.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_038.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_039.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_040.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_041.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_042.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_043.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_044.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_045.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_046.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_047.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_048.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_049.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_050.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_051.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_052.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_053.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_054.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_055.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_056.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_057.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_058.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_059.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_060.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_061.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_062.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_063.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_064.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_065.htm
Ils sont votre epouvante et vous etes le - Thierry Jonquet_split_066.htm